Jigoro Kano, le créateur du judo, est un pédagogue de la coopération que l’on devrait plus étudier (Hernandez, 2008). Du ju-jitsu des samouraïs, il en ôta la violence pour en faire un art martial moderne : son objectif n'est plus la poursuite du combat à main nue pour donner la mort, mais le perfectionnement de soi au service de l'enrichissement de la société. La devise du Kodokan (le premier dojo qu’il a fondé) était « entraide et prospérité mutuelle ». Lorsque les judokas s'affrontent, c’est dans un esprit coopératif : le plus fort doit s'adapter au plus faible dans l'optique d'un progrès mutuel. (...)
D’où la seconde devise de J. Kano : « un minimum d’effort pour une maximum d’efficacité. » Le principe du judo n'est pas la force brute, mais « la voie de la souplesse » (la traduction du mot judo). Chacun doit exprimer le meilleur de sa technique et de sa combativité tout en faisant attention à l’autre. Rien ne doit être passé en force, mais tout en souplesse en s’adaptant au gabarit et à l’expérience de celui que l’on affronte. Les plus forts peuvent donc combattre avec les plus faibles, et chacun en tirer bénéfice. Le rôle de qui subit la technique est primordial pour celui qui la conduit : en guidant sa chute, le second explique au premier la technique à effectuer. La relation entre les deux combattants n'est plus uniquement l'adversité, ils sont aussi partenaires. Ils se corrigent mutuellement pour progresser.
Des ceintures de couleurs ?
À l’origine, il n’y avait que la ceinture blanche (le grade du débutant) et la ceinture noire (celui qui désigne la moralité, la technique et la force du judoka). Ce n’est qu’au début du 20è siècle que les européens ont introduit les couleurs que l’on connait : jaune, orange, vert, bleu et marron. C’est cette idée que F. Oury rencontra sur les tatamis en tant que passionné de judo et qu’il décida d’introduire au sein de sa classe. « Le système qui permet à des judokas de niveaux divers de travailler ensemble, sur le même tapis, dans l'ordre et la sécurité, s'est révélé utilisable en classe : il suffit de définir et de faire connaître le niveau atteint par chaque participant à un moment donné. La couleur de la ceinture signale le niveau et détermine le statut de chacun. Les judokas demandent à passer l'examen et à changer de couleur quand ils se sentent prêts. Ainsi évite-t-on de fixer ce qu'il s'agit de faire progresser » (Oury, Vasquez, 1971, p. 380).
Deux raisons principales ont poussé les pionniers de la pédagogie institutionnelle à reprendre une partie de la pédagogie de J. Kano :
- le désir de susciter le désir, qui nait d’un manque et meurt d’un désespoir. Les ceintures de couleurs attiseraient le besoin de grandir chez les élèves, en leur indiquant ce qui est à leur portée, sans les décourager par des marches trop hautes ou inatteignables. L’enseignant (et l’école) n’inscrit que les réussites, oublie les échecs. Pour obtenir une couleur, il suffit de s’entrainer jusqu’à réussir les épreuves de la couleur suivante, quitte à s’y prendre à plusieurs fois ;
- la possibilité laissée aux élèves de s’entrainer avec d’autres, soit pour préparer une même ceinture (de l’entraide), soit pour demander ou apporter de l’aide. Les couleurs de ceintures étant affichées, elles offrent aux élèves les informations des réussites de chacun et donc des ressources potentielles au sein d’un groupe. Ces occasions de coopérer reprennent les principes du judo, les "plus petits" pouvant compter sur la présence altruiste des "plus grands", ces derniers étant obligés d’ajuster leurs paroles et leurs compétences pour aider des camarades à comprendre. Dans un groupe protégé par la loi fondamentale « on ne se moque pas », cette organisation de la coopération transformerait les manques d’apprentissages en dynamismes nouveaux.
Eduquer à la responsabilité
Au sein d’un système d’évaluation composé de plusieurs ceintures de couleurs, l’une d’entre elles a l’habitude d’être désignée par « ceinture de comportement. » Nous proposons plutôt de l’appeler « ceinture de comportements responsables » voire « ceinture de coopération. » L’idée principale est d’éviter d’en faire un dispositif d’asservissement de la spontanéité des enfants, se contenant de former des êtres dociles, égoïstes, sans propension à la prosocialité et parfaitement prêts à accepter toutes les formes d’emprises auxquelles on les soumet. Il s’agit de viser la construction de sujets doués de réflexivité, de pensées critique et créative, d’êtres tournés vers l’attention à l’autre. Nous entendons par responsabilité une régulation volontaire par soi-même de son propre fonctionnement (Connac, 2017). La responsabilité peut être individuelle (assumer les choix pris dans ses relations), humaine (par de l’altruisme, du don, du care) ou environnementale (écologie). Serait donc responsable un élève qui s’efforce de respecter les engagements qu’il a pris au sein de sa classe, qui, par ses actes, considère ses camarades comme aussi importants que lui et qui participe à la dynamique collective de protection de ses environnements. Les comportements responsables seraient donc cohérents avec une coopération orientée vers le bienêtre des autres et la justice sociale[1].
Cette ceinture de coopération est associée aux conseils coopératifs. C’est lors de ces conseils que les élèves prennent l’initiative de demander un changement de couleur et d’en expliquer les raisons. Après l’avis des autres membres du conseil, l’adulte présent prend la décision (en tant que ceinture noire), d’abord pour une période d’essai (souvent de deux semaines), puis de manière définitive si rien de contraire n’a signifié une éventuelle attribution abusive. Au final, le dernier avis est celui de l’élève qui demande le changement de couleur parce que, s’il l’obtient, sa responsabilité au sein du groupe grandit.
Coopération et sanctions éducatives
Une telle symbolisation des relations participerait à l’organisation de la discipline en classe, ainsi qu’à la construction d’autorités enseignantes (Robbes, 2016). Elle propose le recours à des sanctions qui éviteraient les impasses des punitions. C’est justement grâce à cette volonté de rompre avec une répression unilatérale des comportements parasites ou irrespectueux que la coopération se justifierait ; c’est aussi parce que les élèves coopèrent qu’une discipline solide est nécessaire (Debarbieux, 2018).
Si la sanction correspond à « la réaction prévisible d’une personne juridiquement responsable, ou d’une instance légitime, à un comportement qui porte atteinte aux normes, aux valeurs ou aux personnes d’un groupe constitué » (Prairat, 2011, p. 9), la punition s’entend comme une intervention répressive d’un acte vicieux, culturellement connotée par une dimension expiatrice du mal (par une souffrance). L’usage d’une ceinture de coopération entrerait dans le champ des sanctions éducatives parce qu’elle participerait à leurs trois finalités (ibid., pp. 77-84) :
- Une fin éthique, pour enseigner l’honnêteté et le refus des stratégies d’évitement (qui consistent à ne pas reconnaître ses erreurs)
- Une fin politique, pour rappeler l’existence des règles qui permettent au groupe de fonctionner, sans utiliser le chantage ou la violence
- Une fin sociale, pour permettre à l’élève-sujet de ne pas être assigné à ses erreurs, mais pour retrouver une place au sein de son groupe
« Entraide et prospérité mutuelle » : voici énoncée la logique interne et les intentions éducatives des ceintures de couleurs. Organisons la coopération par le recours à des sanctions non humiliantes et posons des sanctions pour éduquer à la responsabilité de l’autre.
Sylvain Connac - 2019
Université Paul-Valéry de Montpellier / LIRDEF
Bibliographie
- Connac, S. (2017). Enseigner sans exclure – La pédagogie du colibri. Paris : ESF Sciences Humaines.
- Debarbieux, E. (dir.) (2018). L’impasse de la punition à l’école – Des solutions alternatives en classe. Paris : Armand Colin.
- Hernandez, J.F. (2008). Jigoro Kano – Judo (Jujutsu) – Méthode et pédagogie. Paris : Fabert.
- Oury, F., Vasquez, A. (1971). De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle. Vigneux : Matrice.
- Prairat, E. (2011). La sanction en éducation. Paris : PUF.
- Robbes, B. (2016). L’autorité enseignante - Approche clinique. Nîmes : Champ Social Editions.
[1] Il existe une autre forme de coopération, libérale, basée sur un sacrifice individuel accepté. Elle consiste à s’associer à d’autres pour mieux lutter contre des adversaires communs. Cette coopération est parfois appelée "tribalisme humain" ou "altruisme de paroisse".
Juil 2024